Le forgeron du village
- Mélanie Tremblay
- 24 juin
- 5 min de lecture
Par Victor Lavoie
Cahier no 48, décembre 1990
Parmi les métiers traditionnels, un de ceux qui ont le plus marqué nos villages, est sans nul doute celui de forgeron.
Le contrôle du fer et du feu, le service direct aux populations, l’admiration pour le patenteux très présente dans nos milieux, souvent une force peu commune et une grande dextérité qui permettaient de tout créer, ont fait de ce métier un centre d’intérêt de tout premier ordre dans la vie du village.
Quand l’ouvrage manquait, qu’on se serait ennuyé, ou que l’âge donnait du loisir, c’est à la boutique de forge qu’on se retrouvait.
Celui dont nous voulons rappeler la mémoire a joint à son métier de forgeron celui, par les soirs de coupeur de cheveux. Un autre métier qui mérite, lui aussi, sa réputation bien ancrée de favoriser le bavassage.
À Saint-Sauveur, nous rencontrons aujourd’hui Monsieur André Ratelle, le petit-fils de Louis-Napoléon Ratelle, le colosse de six pieds et trois pouces, pesant 250 à 280 livres qui a pratiqué le métier de forgeron au numéro civique 255, de la rue Principale (à l’emplacement actuel du restaurant Le Vieux Quai). Dans le temps, les numéros civiques semblaient réservés aux maisons d’habitation, la boutique elle-même n’en avait pas.
Pour les fins de cet article, afin de ne pas mêler le grand-père et le petit-fils, nous appellerons André, l’ami que nous rencontrons et réservons le Monsieur Ratelle pour le grand-père.
Du grand-père, André se rappelle par le souvenir de son fils Roméo qui continua son œuvre. Moins élancé, trapu, celui-ci était tout de même très fort.
André se souvient de plusieurs vieux qui allaient jouer aux dames à la boutique de forge. Il sourit en se remémorant leurs palabres à n’en plus finir et les moments où le ton montaient, surtout quand on parlait de politique. Il se souvient, en particulier, qu’en temps d’élections, son oncle Roméo devait calmer les esprits entre deux coups de marteau sur le fer rouge.
Il se souvient également, comme tous les enfants qui surveillaient à distance respectueuse les activités du forgeron, les ruses que celui-ci devait pratiquer pour ferrer certains chevaux malins ou trop fringants.
Un jour en particulier, il se rappelle s’être précipité sur le haut de l’armoire à outils quand quatre chevaux excités dont les fers, sur le plancher de ciment, faisaient un vacarme à faire vibrer toute la boutique et que le hennissement furieux, entre les mordées qu’ils s’infligeaient allègrement, l’avaient terrorisé. Le forgeron, lui, n’avait peur de rien. Il se plaça entre les deux principaux belligérants : un coup de marteau dans les côtes et tout s’était calmé.
Il y avait ancré dans le sol, un anneau. Un des chevaux ne pouvait être ferré à moins d’avoir le naseau attaché de très court à cet anneau. Un autre n’acceptait que si on lui encerclait le poitrail à l’aide d’une sorte de garrot qu’on serrait jusqu’à soumission.
Mais c’était là, situations d’exception ; la plupart des chevaux étaient dociles. Souvent les plus difficiles l’étaient devenus, pour avoir subi les sévices d’un mauvais forgeron (il y en avait) qui avait planté le clou retenant le fer, ailleurs que dans la corne insensible du pied.
André n’a jamais vu, comme moi à Saint-Donat, le forgeron faire sortir tout le monde de sa boutique quand il devait faire son travail le plus précis et le plus délicat : la roue. Car le local de Monsieur Ratelle était assez vaste pour, tout en laissant bavarder les gens à un bout de la boutique de forge, pouvoir trouver, à l’autre bout, toute la concentration nécessaire à la création.
Car c’était une œuvre de création artisanale importante que la fabrication des roues ! Il fallait faire, en bois, autour des bons moyeux, deux roues identiques qui permettent d’avoir un véhicule équilibré. Ferrer cette roue n’était pas mince besogne ! Il fallait calculer la circonférence de la roue. J’ai vu un artisan calculer cette longueur en faisant rouler la roue sur une surface bien égale et en calculant la distance parcourue à partir d’un repère. C’était ingénieux, mais pas très précis. Monsieur Ratelle se servait d’une petite roue dont la circonférence lui servait d’étalon : il la faisait rouler sur la jante de la roue à ferrer, comptait le nombre de tours et reproduisait la distance sur la barre de métal dont il voulait se servir.
Cette bande de fer étant exactement mesurée, on enlevait une certaine longueur pour tenir compte du resserrement que l’on voulait assurer au travail. C’est dans le choix de cette mesure que tout se jouait. Trop serrée, cette bande métallique fausserait la roue et celle-ci irait tout croche. Pas assez précise, elle n’assurait pas la cohésion et la solidité de la roue.
Ensuite commençait le vrai travail de forge : au feu, plier la bande de métal pour obtenir un rond presque parfait… (quelle honte pour le forgeron si la roue avait fait plunk et plunk à chaque tour de roue !) Souder les deux bouts, chauffer à blanc, procéder au trempage, réchauffer avant le grand mouvement d’insérer la carcasse de bois dans le cercle de fer rouge. Puis, se hâter d’arroser le tout pour, d’une part, que le bois ne brûle pas, et d’autre part, que le métal fasse son travail.
En se refroidissant, en effet, le fer trempé et bien solide se rétrécissait. André se rappelle le craquement du bois qui, sous la pression, prenait sa place définitive. Si la roue était réussie, c’était largement à cause de la précision de ces opérations : trop serrée, la roue aurait été faussée, trop lâche, la pression aurait été insuffisante pour maintenir ensemble les parties d’une roue qui en verrait de toutes les couleurs sur les routes de l’époque.
Si la fabrication de la roue était un test pour le forgeron, la fabrication de ses outils en était un autre et de poids. Il fallait imaginer, puis fabriquer tout ce dont la boutique pouvait avoir besoin. André se rappelle que le grand-père et son fils trouvaient beaucoup de fierté à ces deux tâches où ils pouvaient démontrer tous leurs dons artisanaux d’excellents forgerons.
Tout le long de son enfance, André se rappelle que le grand-père était présent dans la boutique de forge. Bien que M. Louis-Napoléon Ratelle soit décédé depuis un bon moment, son fils redisait souvent ses exploits, s’appuyant sur ses manières de faire, rappelait avec respect son souvenir.
André allait donc souvent à la boutique de forge de l’oncle Roméo qui restait un peu celle de la famille comme il arrivait alors au bien d’antan. L’héritier en jouissait, mais ce vieux bien restait un peu le lieu de rencontre de toute la grande famille. Notre ami, cependant, pouvait plus difficilement suivre son père Gaston dont les gens de Saint-Sauveur se rappellent comme d’un excellent peintre en bâtiment et un contremaître expérimenté.
Dans la famille de Louis-Napoléon, Gaston, le père d’André, était le plus jeune. On peut juger de la difficulté de la vie en ces temps-là par la mortalité infantile. Dans la famille Ratelle, la faucheuse était souvent passée. André, dans ses recherches […] a découvert que plusieurs frères et sœurs de son père étaient morts en bas âge. Six enfants seraient morts après quelques mois ; un serait décédé à quatre ans et huit mois. De plus, une sœur (une maîtresse d’école) est morte à 21 ans. Les anciens disaient qu’elle avait pogné un coup de froid en allant préparer les chants de Noël à l’église pas très bien chauffée à l’époque. Elle était restée habillée en maîtresse d’école, élégamment sans doute, mais pas assez chaudement.
Donc, cinq enfants de la famille Ratelle, dont deux garçons, ont vécu ce qu’on appellerait une vie raisonnablement longue. Roméo, forgeron comme son père, (62 ans) ; Jeanne, (67 ans) ; Léonne, madame René Latour, (76 ans) ; Juliette, madame Lauréat Bélanger, qui vit encore, (elle a eu 84 ans le 7 janvier 1991) et Gaston, le père d’André, (69 ans).
Monsieur Louis-Charles Bouffard, qui préside le comité de généalogie, a eu beaucoup de plaisir à soutenir Monsieur André Ratelle dans la recherche de sa lignée. […].
Victor Lavoie, décembre 1990

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