La belle époque du p'tit train du Nord
- Mélanie Tremblay
- 7 nov.
- 8 min de lecture
Par Jacqueline April
C'est dans la Gazette de Montréal, un lundi de 1887, qu'il est fait mention pour la première fois dans la chronique montréalaise et canadienne de ce phénomène qui a vu les Canadiens troquer les raquettes de babiche des Indiens pour les skis de bois des Norvégiens. Un nouveau sport venait de naître.
«Samedi soir, quelques athlètes qui n'ont rien à leur épreuve ont entrepris de s'attaquer à la côte de la ferme des Sulpiciens, près de la glissoire de toboggan de Montréal, chaussés de raquettes «jimpatoniennes» (Jim Paton?), ainsi dénommées dans ce pays civilisé, et désignées sous le nom de «skis ou raquettes norvégiennes» sous des climats plus barbares. Ils prirent leur départ du point le plus élevé du terrain, de l'autre côté du mur de pierres qui sépare la ferme du chemin de la Côte-des-Neiges. Deux d'entre eux ne valaient pas mieux que des cornichons alors que le troisième se vantait d'avoir de l'expérience, laquelle, en effet, lui fut de quelque secours, à tout le moins aussi longtemps que ses compagnons pouvaient encore le voir. Les athlètes éprouvèrent toutes sortes de difficultés et leur bâton de direction leur fut de peu d'utilité. Après bien des péripéties, ils reprirent le chemin de leur maison, faisant étalage de leur tout nouveau savoir-faire, en pleine rue Sainte-Catherine, sous l'éclairage éblouissant des lumières électriques et les regards admiratifs d'une foule nombreuse.»

L'origine du ski chez nous
De même que les Anglais ont été les promoteurs du ski sportif en Europe, ce furent des Angle-Canadiens, d'origine irlandaise ou écossaise, qui ont donné l'élan initial à ce sport chez nous en fondant, en 1904, le Montreal Ski Club, qui fut pendant plusieurs années le seul club de ski au Canada et qui comptait des membres d'un océan à l'autre. Comme il n'y avait pas encore d'automobiles dans les rues de Montréal, les rues restaient continuellement enneigées afin que les patins des traîneaux puissent glisser aisément. Après avoir skié toute la journée sur le mont Royal, on pouvait donc emprunter, pour la dernière descente, la rue Peel sur toute sa longueur, jusqu'à la gare Bonaventure ou l'hôtel Queen's, pour rentrer chez soi à skis, et cela, sans contravention !
Le mont Royal parut bientôt insuffisant et on chercha des horizons nouveaux. Or, la ligne de chemin de fer du Canadien Pacifique, construite par tronçons depuis 1885, ouvrait d'année en année la porte plus grande sur une région pauvre mais d'une grande beauté naturelle : les Laurentides.
Les premiers monts furent les premiers explorés; la région de Shawbridge acquit rapidement de la popularité, voire de la notoriété, dans les années 20, alors que s'y déroulèrent les épreuves de combiné nordique -- course de fond et saut -- du championnat du Dominion. Il faut dire qu'avait été fondée en 1920 la Canadian Amateur Ski Association, organisme destiné à promouvoir le ski de récréation et de compétition, et, ce faisant, à recruter des athlètes pour les concours nationaux et internationaux.

La côte 70
Le plus ancien et le plus célèbre de ces clubs, le Red Bird Ski Club, fut fondé en 1928 par des étudiants de l1Université McGilll et il établit ses quartiers à Saint-Sauveur, desservi par le C.P. à Piedmont et le C. N. à Saint-Sauveur même.
Ces sportifs ont posé plus d'un jalon de l'histoire du ski dans les Laurentides. On leur doit, entre autres initiatives, l'appellation de la "côte 70» qui surplombe la vallée et le village, qu'ils baptisèrent ainsi en l'honneur de la victoire remportée par les Canadiens à «la côte 70» en France durant la Grande Guerre. Le 4 mars 1934, ils apposèrent une plaque de bronze sur une grosse pierre1 à mi-côte, à la mémoire de leur ancien recteur, le général Sir Arthur Currie, qui avait été commandant des forces expéditionnaires canadiennes de 1917 à 1919. Les côtes avoisinantes furent logiquement numérotées 71 et 72, et, plus tard. on reprit de l'autre côté avec la 69 et la 68.

La Kandahar du Québec
En 1932, le Kandahar Ski Club of Great Britain offrit un trophée de compétition aux Red Birds pour l'organisation d'un championnat de ski au Québec. Cherchant une piste longue et difficile pour la tenue de cette épreuve 1 une équipe, ayant à sa tête le légendaire Herman Smith Johannsen, de Piedmont, se rendit à la montagne Tremblante, bien des années avant que Joe Ryan ait songé à sa mise en valeur. La première de la grande compétition annuelle, la Kandahar du Québec, eut lieu le 13 mars de cette année-là. On y comptait 22 concurrents, 2 surveillants et 20 spectateurs.
Après deux heures d'une pénible ascension à skis dans la neige molle, les concurrents se réunirent au pied de la tour du garde-feu où devait avoir lieu le départ. Le Norvégien Johannsen, alors âgé de 58 ans, responsable de la course, descendit le premier sur la neige vierge et ouvrit entre les arbres un tracé que devaient suivre les participants. Le lac, en bas, marquait tout simplement la ligne d'arrivée. Au signal du surveillant d'en haut, chacun prenait le départ, à tour de rôle. Harry Pangman, de Montréal1 un grand nom dans le monde du ski, reçut le premier trophée Kandahar pour un temps de... 15 minutes et 10 secondes!

Les trains de neige
La grande majorité des skieurs, cependant, ne nourrissait pas de telles ambitions. Depuis 1909 1 le Canadien Pacifique se rendait à Mont-Laurier 1 et chaque année après la guerre, des citadins plus nombreux s'ajoutaient aux fervents qui tournaient le dos à la ville chaque fin de semaine pour aller «dans le Nord». Afin de répondre à la demande croissante des skieurs de fin de semaine, cette compagnie de chemin de fer inaugura en i 927 ses premiers trains excursion au tarif le plus bas possible, soit un cent le mille. Ce fut le point de départ d'une époque vibrante et colorée, celle des joyeux «trains de neige» des Laurentides! initiative sans précédent en Amérique du Nord.

Comme les routes étaient à peu près impraticables en hiver dans les pays d'en haut, le train était le meilleur moyen de transport, et tous d'en profiter pleinement, parfois de façon inattendue. Aux bureau du C.P., par exemple, on pariait chaque vendredi sur le nombre de voyageurs que la compagnie transporterait vers le nord durant la fin de semaine. L'horaire en vigueur au cours de l'hiver 1938-1939 offre un choix de 14 trains par fin de semaine, dont 8 pour une excursion d'une journée, le dimanche. Chaque locomotive traînant une moyenne de 10 wagons de 84 sièges chacun, le record de cette année-là et de toute cette période fut de 11 000 voyageurs en une fin de semaine. Le Canadien National, pour sa part, au cours de l'hiver 1938-1939, organisa jusqu'à 31 convois de skieurs pour une seule fin de semaine.
Com e les clubs de ski étaient encore rares à l'époque, c'était le train qui réunissait les adeptes de tel ou tel village de ski, de tel ou tel horaire de voyage. On se donnait rendez-vous à la gare. La familiarité du sport aidant, on avait vite fait connaissance avec tout le monde, et tant durait le voyage, tant durait l'amitié!
À la gare du village, des carrioles avec couvertures de buffalo, ou de longues sleighs d'habitant, attelées de deux chevaux aux naseaux fumants et frimassés, attendaient les voyageurs près du quai. Bon nombre de ceux qui montaient pour trois jours à Sainte-Adèle, où ils prenaient pension, descendaient à la gare de Sainte-Marguerite et se rendaient à Sainte-Adèle à skis.
Les excursionnistes d'une journée ne perdaient pas de temps et fixaient sans tarder les courroies de cuir de leurs skis aux bouts carrés de leurs bottines. Par petits groupes de deux, trois, quatre ou six, ils partaient à la découverte du pays en suivant les nombreuses pistes qui sillonnaient la région. Certains profitaient de la dénivellation naturelle et prenaient le train de retour trois ou quatre gares plus au sud, après avoir parcouru 10, 15 milles ou plus à skis dans leur journée. Faire du cross-country -- ski de randonnée -- prenait alors tout son sens.
C'était la belle époque du ski pour le ski. Il n'en coûtait presque rien pour s'équiper : de banales planche façonnées et enduites de cire d'abeille, n'importe quelles bottines de marche, à condition qu'elles fussent solides et bien retenues par les courroies, une paire de bâtons et un sac à dos. Il en coûtait encore moins pour s'habiller : des chaussons de laine du pays, un costume quelconque, chaud et peu encombrant, des mitaines, et la même casquette à oreilles que l'on portait le reste de la semaine.
Les gens du Nord s'adaptent
Les habitants des pays d'en haut, jusque-là satisfaits de se chauffer les pieds sur la bavette du poêle pendant la longue période d'hibernation, considéraient avec scepticisme ces freluquets de la ville venus «s'épivarder» sur leurs montagnes. Mais leurs fils pensaient tout autrement. Curieux et hardis, les petits Canadiens-français ne tardèrent pas à imiter les «étranges» qui envahissaient gaiement leur univers chaque fin de semaine.
Enfants pauvres, ils imaginèrent d'utiliser les «planches de quart» ou douves de tonneau, qui sont légèrement arrondies, pour faire leurs premiers essais. Tel fut le cas, notamment, de Théo «Titi» Huot et de Viateur Cousineau, tous deux de Sainte-Adèle. Dans un deuxième temps, les jeunes villageois fabriquèrent eux-mêmes leurs skis sur mesure.
Skieur émérite, fervent du ski acrobatique, à cause de ses prouesses dans le saut périlleux 1 « Titi» Huot fut plus tard surnommé le "Stein Ericksen des pays d'en haut». «Dans ce temps-là, se remémore-t-il, on skiait en anglais. Que voulez-vous, les Anglais ont commencé à skier les premiers, et comme ils savent s'organiser1 ils ont tout organisé le monde du skij amélioré l1équipement, développé des techniques d'enseignement.»
Ski mis à part, Titi se rappelle avec une flamme dans ses petits yeux malicieux l'ambiance incomparable de Sainte-Adèle dans les années 30.
«Le monde arrivait1 raconte-t-il, 8 à 9 000, par le train du vendredi soir pour repartir le dimanche soir. Le village était un vrai carnaval. La «Maison Blanche» (ancêtre du «Red Room»I du «St. Adele Lodge» et du «Montclair» était toujours «pactée de monde». Sur la musique d'un gramophone à 5 cents, on dansait le pee-body, le trocking, le big apple1 le fox-trot, le hop. C'était le temps de la bière à 10 cents1 20 cents la grosse, qu'on achetait à plusieurs. Celui qui avait une piastre pour sa fin de semaine avait une grosse fortune dans ce temps-là!»

Le retour à la ville
La rentrée en ville par train de neige marquait le point culminant d'une fin de semaine exaltante. La cueillette des skieurs le long du trajet était ponctuée à chaque arrêt par de joyeuses et retentissantes manifestations.
On ne vendait pas officiellement de bière à bord des trains, mais il faut croire qu'elle y coulait sans trop de contrainte, car on parle encore des beer trains de jadis. Des news agents, ou agents de bord, qu'on appelait familièrement les newsies, se faisaient aimablement complices de l'allégresse générale, qui vendant de la bière sous le manteau, qui passant un billet doux... Certains auraient accumulé de petites fortunes de cette façon. Cet après-ski de bière, de musique, de rires et de chansons ne comptait pas que des skieurs; combien d'usagers des trains de neige sont montés à bord dans le seul but de passer un dimanche en montagne, tout en profitant, au retour, de la chaleur d'une ambiance unique en son genre!
La fin d'un rêve
La vogue des trains de neige fut frappée en plein coeur dès le début de la guerre en 1939, alors que locomotives et wagons furent réquisitionnés pour le transport des troupes et du matériel. Plusieurs skieurs, parmi les plus intrépides, passant des «ailes de bois» aux «ailes de fer», s'engagèrent dans la Royal Canadian Air Force et connurent une nouvelle gloire dans le ciel.
Invasion de l'automobile après 1945, services d'autobus accrus, amélioration de l'état des routes, le tout couronné par la construction de la superbe autoroute des Laurentides dans les années 50, et c'en fut fait d'une époque, celle du p'tit train du Nord.
Les expressions telles que «le Nord» ou "aller dans le Nord>) pour désigner les Laurentides, qui prit une connotation particulière à partir de cette période épique, signifie, pour les Montréalais surtout, tout à la fois le train de neige, l'évasion, la douceur des collines1 l'air pur, l'espace à satiété, le soleil éblouissant du printemps, le ski, l'après-ski, la plénitude de vivre.
La recherche ayant servi à présenter ce texte a été faite à l'occasion de la parution d'un article dans le magazine Perspectives, le 27 décembre 1970.

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