Il est revenu le temps… des sucres !
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- 18 juin
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Dernière mise à jour : 24 juin
Élaine Cousineau, membre # 504
Le temps des sucres est indissociable du mot réjouissances, puisqu’il ramène avec lui une magnifique occasion de « se sucrer le bec ». Il évoque cette période attendue avec impatience où le soleil réchauffe enfin cette terre encore blanche de neige. Dès les premiers signes annonciateurs du changement de saison, les activités sucrières reprennent, et l’appel de la Cabane à sucre devient irrésistible pour tout Québécois qui se respecte, qu’il soit de souche ou d’appartenance plus récente. Un peu de sève coule dans nos veines — fait INDISCUTABLE — et avec elle se réveille notre appartenance héréditaire à l’arrivée de chaque nouveau printemps !
Une importance culturelle et identitaire depuis plus de 300 ans !

Bien avant que les colons ne se soient installés en Nouvelle-France, les Amérindiens avaient déjà découvert comment recueillir la sève de « l’arbre confiseur »*.
Entaillé à l’aide d’un tomahawk, l’érable libérait sa sève le long d’un copeau de bois pour se retrouver dans un contenant confectionné d’écorce de bouleau, le « mokuk » (en langue montagnaise et en atikamewk), qu’on déposait à la base de l’arbre.
On se servait de la sève pour cuire le gibier, ou on la transformait en sirop et en sucre par évaporation dans un récipient d’argile placé sur un feu de bois, à la manière des Iroquois. Les Algonquins jetaient des pierres incandescentes dans le récipient pour en accélérer l’évaporation.
Fait amusant pour certains, déroutant pour les autres, chaque nation amérindienne, qu’elle soit micmac, algonquine, iroquoise ou autre, possède
« SA » version de la découverte du sirop d’érable.
Une me plaît tout particulièrement et me paraît plus plausible que celles qui évoquent, soit l’action des dieux, soit celle de héros mythiques. J’ai été heureuse d’apprendre que le frère Marie-Victorin, grand naturaliste, savant Québécois et auteur de la célèbre Flore laurentienne, avouait lui aussi être de cet avis.
La légende raconte qu’un petit écureuil grimpa le long d’un tronc d’arbre, en mordit une branche et se mit à boire. Un Amérindien au bas de l’arbre le regardait et se demandait pourquoi, alors qu’une source d’eau fraîche coulait tout à côté. À l’aide de son couteau, il fit une entaille dans la branche de l’arbre et goûta l’eau qui s’en écoulait… mais quelle surprise ! On ne trouvait alors du sucre que dans les petits fruits sauvages et voilà qu’un arbre pleurait du sucre en larmes de cristal ! Sans le savoir encore, il venait de découvrir un remède contre le scorbut dont sa tribu, entre autres, souffrait fréquemment au printemps. Et tout ça, parce qu’il avait regardé et imité un petit écureuil se désaltérer avec de l’eau d’érable…
Bien que la coutume de la cueillette du sirop d’érable s’inscrive dans l’héritage autochtone, elle fait maintenant partie intégrante des racines québécoises depuis plus de 300 ans, et est devenue un motif de fierté et d’enracinement culturel et identitaire.
C’est vraiment là tout un héritage que les Premières Nations nous ont légué !
Le temps des sucres et la religion catholique

Dès que les premiers rayons du soleil printanier pointaient à l’horizon, les colons faisaient appel au curé de la paroisse, revêtu de ses habits sacerdotaux et suivi de tous les paroissiens, pour bénir les érablières du village. On s’assurait ainsi les bonnes grâces de Dame Nature qui se devait d’être très généreuse à l’époque où on ne pouvait compter que sur soi.
En effet, la récolte du sucre d’érable était une nécessité économique pour les habitants désireux de créer leurs propres réserves de sucre de table pour toute l’année à venir. Pour les colons, le sucre blanc et la cassonade, importés par bateaux des Antilles, étaient une denrée rare et luxueuse.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, alors que la religion catholique était encore très présente dans les pratiques culturelles des Québécois, le temps des sucres se trouvait en concurrence avec la période du carême au cours de laquelle l’église recommandait un jeûne sévère à ses fidèles. Cette exigence n’a pourtant jamais réussi à priver le peuple québécois de ce moment de jouissance privilégié à la fin d’un long hiver et symbolisant la venue du printemps.
Le jour des Rogations (trois jours avant l’Ascension, maintenant tombé en désuétude), la tradition voulait que tous se rendent à l’église pour remercier Dieu de la saison des sucres qui venait juste de se terminer et prier pour que la prochaine récolte d’eau d’érable soit abondante, sinon… gare à la prochaine récolte !
À l’occasion de la criée des âmes (vente aux enchères dont les profits sont versés à la paroisse), le sirop, la tire et le sucre font partie des aliments que l'on vend à la porte de l'église. L'argent qu'on en retire sert à faire chanter des messes pour les défunts de la paroisse.
À certains endroits, on utilisait le sucre pour payer la dîme. Le sucre, comme la viande lors de boucheries, peut être donné au voisin qui n'entaille pas, de même qu'à l'institutrice ou au curé : c'est le morceau du voisin, du curé ou de la maîtresse. Les vieux parents qui se sont retirés au village, tout comme les frères, les sœurs et les enfants qui vivent éloignés, ont droit à leur part de sucre du bien paternel.
Lien étonnant avec la religion, une psychosociologue de l’alimentation (Marie Watiez, chez Sésame consultants, novembre 2011) croit que le goût du sucre chez les Québécois peut être analysé en regard du rapport avec la religion. « Les Québécois ont peut-être développé un lien particulier avec le sucre dans la mesure où la religion prenait tellement de place, que le sucre représentait une façon de s’en libérer, surtout après le temps du carême qui correspondait au temps des sucres ». Intéressant comme hypothèse…
Superstitions et tradition des sucres
Chez les colons français, plusieurs superstitions liées à la religion catholique sont présentes dans la tradition des sucres, telle la croyance voulant qu’un sucrier (le terme d’acériculteur n’est venu enrichir la littérature canadienne-française qu’en 1929) qui travaille à son érablière plutôt que d’assister au chemin de croix le Vendredi Saint verra ses érables laisser couler des gouttes de sang au lieu de la sève. On croyait également que les érables entaillés ce même jour pouvaient laisser exsuder du sang. Le sucrier ne manquait pas de placer un rameau de sapin béni juste au-dessus du chaudron à bouillir!
Cette petite branche avait la vertu d’arrêter le débordement… mais il semble que ça fonctionnait même si le sapin n’était pas béni ! Une petite couenne de lard salé, de même que l'eau, le beurre, le lait ou la crème pouvaient aussi contrôler l'ébullition… sans bénédiction !
Coutumes et croyances populaires
Les coutumes et les croyances populaires en regard du temps des sucres se transmettent d'une génération à l'autre et aussi, pour notre grand plaisir, grâce aux historiens, aux ethnologues et spécialement aux conteurs. Les sucriers savaient que c’était le temps d’entailler lorsque arrivait l'oiseau de sucre (le bruant des neiges, de la famille des pinsons, toujours fréquent à l’époque où l’on entaille les érables).
Si par surcroît la Grande Ourse, appelée la Casserole des sucriers, devenait plate à l'horizon, les anciens savaient que le temps des sucres était vraiment là ! Et lorsqu’on trouvait des papillons des sucres (petit papillon gris et blanc) noyés dans les chaudières des
érables, cela annonçait la fin de la coulée. Certaines autres croyances voulaient que les premiers cris des corneilles soient annonciateurs à la fois du printemps et du temps des sucres, alors que les premiers cris des outardes en annonçaient la fin. On croyait aussi que les érables entaillés lors du croissant de lune allaient produire une coulée abondante. Cependant, si l’érable coulait trop vite au moment de
l’entaille, la coulée serait de courte durée.
L’art populaire et l’acériculture
Les moules à sucre, témoins du génie créatif des artisans
Les moules servant à donner des formes variées au sucre d’érable font maintenant partie de l’art populaire québécois. Les motifs employés sont variés et assurent à ces moules une originalité certaine. Les sujets illustrés s’inspirent de la vie de tous les jours. Or à la campagne, la vie quotidienne de la fin du XVIIIe et de tout le XIXe siècle, c'était la nature, la flore, la faune, tout ce qui entoure la maison familiale, la ferme et le déroulement de la vie domestique. C'était l'amour, c'était la religion.

Pendant les longs soirs d’hiver, les vieux « gossaient » les moules à sucre dans du pin sec le plus souvent, car ce bois mou est facile à travailler, mais aussi dans de l'érable, du merisier, du frêne, du tilleul (le bois blanc des campagnards), parfois de la pruche et du hêtre. Ils en fabriquaient parfois en tôle, quoique plus rarement. Les moules sont simples ou en plusieurs parties, parfois en série (i.e. plusieurs moules différents sur une même planche). La forme et la facture du moule dépendaient plus de l’inspiration et de l’habileté manuelle de l’artisan que d’une appartenance régionale. Malheureusement pour les collectionneurs, ils sont rarement signés.

On trouve plusieurs collections de moules à sucre dans des musées québécois, tels le Musée de la civilisation de Québec, le Musée canadien des civilisations et le Musée McCord, ainsi que chez des collectionneurs privés dont la chanteuse acadienne Édith Butler qui en possède une importante collection.



Comme tout petit objet fait d’un matériel périssable et voué à une utilisation intensive, les vrais moules à sucre sont devenus rares et convoités par les collectionneurs qui doivent maintenant en payer le gros prix. Mais gare aux imitations, car quand on parle de rareté, on parle aussi d’un marché parallèle de contrefaçon. Pour les amateurs de jolis objets, certains artisans offrent sur le marché de très belles copies, identifiées comme telles, inspirées d’anciens moules.
Thème de la cabane à sucre dans la peinture québécoise
Les peintres et artistes du Québec ont tout naturellement retenu la représentation du temps des sucres comme scène pittoresque de la tradition des gens d’ici et s’en sont donné à cœur joie.
Les œuvres les plus célèbres et les plus anciennes sont sans doute celles de Cornelius Krieghoff (1852) présentée ci-après ; d’Allan Edson (1872) présentée en page couverture ; d’Henri Julien (1877) publiée dans L’Opinion Publique ; d’Edmond-Joseph Massicotte (1918) ci-après, et plusieurs autres diffusées dans l’album Nos Cana- diens d’autrefois ; de Suzor-Côté (1920) présentée en début d’article.


Plus récemment, des peintres québécois connus tels Albert Rousseau (1908-1982), Fleurimond Constanti- neau (1905-1981), Francesco Iacurto (1908-2001), Viateur Lapierre (1917-2007), Roland Dostie (1919) et Miyuki Tanobe (1937), sont aussi de fidèles illustra- teurs du temps des sucres. Malheureusement, je me dois d’en omettre tant ils sont nombreux.




D’autres artistes, moins connus ou inconnus du grand public, se sont aussi exprimés à la mesure de leur talent par des représentations artistiques du temps des sucres. Le succès des tableaux figuratifs représentant des cabanes à sucre est si important qu’il devient bientôt une affaire commerciale lucrative exploitée par de nombreux artistes- peintres. Cette omniprésence du thème de la cabane à sucre dans l’art québécois contemporain et actuel, parfois perçu à tort comme une représentation désuète et réductrice du folklore canadien-français, n’en est pas moins un élément constitutif du patrimoine culturel du Québec.
Le produit de l’érable, entre tradition et modernité
La cabane à sucre traditionnelle liée à l'entreprise familiale, évocatrice de l'époque des pionniers, existe toujours mais il en disparaît quelques-unes chaque année, faute d’une relève intéressée. Par contre, le rituel saisonnier du temps des sucres a donné naissance à une industrie florissante, qui produit annuellement des milliers d’hectolitres de sirop, de tire et de sucre d’érable, ce qui représente 94 % de la production canadienne et 77 % de la production mondiale. Les produits de l'érable sont maintenant consommés dans plus de 30 pays et il semble même que les Japonais soient en voie de nous dépasser quant à l’usage du sirop d’érable. Le produit de l’érable demeure l'un des meilleurs édulcorants naturels au monde et est désormais considéré comme condiment. Aujourd'hui, l'industrie de l’érable a réussi à se transformer en une industrie moderne ciblant les palais les plus fins du globe.
S’il est parfois tiraillé entre ses racines profondes dans la tradition folklorique et sa réalité actuelle plus commerciale, le sirop d’érable n’en demeure pas moins toujours bien présent et populaire dans les habitudes de consommation québécoises.
De ce fait, bien que reconnu comme une activité com- merciale tout autant que comme une pratique tradition- nelle, le temps des sucres s’inscrit plus que jamais dans les pratiques culturelles des Québécois.
Références consultées :
http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article- 493/Temps_des_sucres_au_Qu%C3%A9bec.html
http://pilule.telequebec.tv/occurrence.aspx?id=911, Dossier : « Les québécois et le sucre »
http://www.erabliere-cheminduroy.qc.ca/histoire.php http://www.amabilia.com/contenu/bienmanger/sec04_322b.html http://www.mcq.org/objets/moules/moulsuc.html http://grandquebec.com/misteres-du-quebec/cabane-a-sucre/ Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française.
Bibliothèque et Archives nationales du Canada. Musée canadien des civilisations.
Encyclopédie des antiquités du Québec, Michel Lessard, Huguette Marquis, Les Éditions de l'Homme, 1971.
Étude menée pour la Fédération des producteurs acéricoles du Québec (FPAQ), site de la SRC, 12 mars 2011.
Plusieurs sitesde peintres québécois pour les peintures présentées.
LM-122-19
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