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55 ans de magasin général L'aventure de Jean E. Lavigne à Sainte-Marguerite

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    Admin
  • 13 août
  • 37 min de lecture

Par Huguette Lavigne (1)


Origine européenne de la famille de Jean Lavigne


L'ancêtre de Jean Lavigne, marchand général à Sainte-Marguerite de 1922 à 1974 est originaire de Saint-Géry-de-Valenciennes, ville située dans l'extrême nord de la France, dans la province de Flandre, voisine de la Belgique. C'est avec le régiment de Carignan, 1665, qu'arrive au pays André Poutré. De son passage à l'armée, Poutré avait gardé le surnom de Lavigne, qui s'est transmis à sa descendance. Les Poutré, les Poutret, les Poudret et les Lavigne (du moins cette branche de Lavigne), sont de même souche.


Après le licenciement des troupes, André Poutré reste au pays. En 1667, il épouse Jeanne Burel, à Québec même, et s'établit à Sorel dans la seigneurie de son ex­ capitaine d'armes, M. de Saure!. Il y défriche une terre et y exerce en même temps le métier de cordonnier. En 1683, il acquiert une autre terre à Pointe-aux-Trembles.2


À la maison privée. Mon père, Jean Lavigne, ma mère, Claire Legault et ma grand-mère paternelle, Mathilde Lalande Lavigne.
À la maison privée. Mon père, Jean Lavigne, ma mère, Claire Legault et ma grand-mère paternelle, Mathilde Lalande Lavigne.

 

La trajectoire d'implantation des Poutré, des Poutret, des Poudret et des Lavigne au Québec est à peu près la suivante : Sorel, Pointe-aux-Trembles, Pointe-Claire. Ils traversent !'Outaouais, se retrouvent à Saint-Benoît, Côte Saint-Louis, Saint-Hermas, Lachute et les environs.


Origine québécoise de Jean Lavigne


Mon père Jean-Euchariste Lavigne voit le jour à Lachute le 12 février 1893. 11 est le fils de Mathilde Lalande et de Euchariste Lavigne. Il suit des études primaires dans sa ville natale et son cours commercial, chez les Clercs de Saint-Viateur à Montréal, à l'école Saint-Jean-Baptiste. Il tra­vaille ensuite au magasin général de son père à Lachute. À la fête du travail, le premier septembre 1917, épouse Claire Legault dit Deslauriers, institutrice.


1 Avec la collaboration de Lucille Lavigne et de Roger Lavigne

2 Drouin : Généalogie de Jean Lavigne

Origine européenne de la famille de Claire Legault


Nous n'avons pas de généalogie de la famille de ma mère, Claire Legault dit Deslauriers. Nous savons toutefois que le premier Legault à venir en terre d'Amérique est Noël Legault dit Deslauriers.


«Il y vint à titre de soldat, avec la compagnie de François le Verrier de Rousson et a probablement participé, à l'automne de 1697, à une expédition dont le but était d'ériger un fort de pieux, au pied du Long-Sault, sur la rivière Outaouais, là où Dollard Désormeaux et sa poignée de compagnons avaient tenu tête pendant plusieurs jours à un parti d'iroquois.


Il est originaire d'lrvillac, aujourd'hui une commune située dans l'arrondissement de Brest. La chapelle d'lrvillac, avec son calvaire, est bien typique de la Bretagne. À l'automne 1698, il épouse, à Montréal, Marie Besnard et le curé de Notre Dame bénit leur union.» (3)


Origine québécoise de Claire Legault


Ma mère, Claire Legault est née à Saint-Eustache, le 5 septembre 1886. Elle est la fille de Tharcelle Prud'homme et de Camille Legault qui était artisan menuisier.


En 1900, je pense que le Département de l'lnstruction publique décernait un diplôme d'enseignement à la fin du cours primaire, en huitième année. Si bien que, quand elle épouse Jean Lavigne, elle compte déjà treize ans d'expérience en enseignement dans des écoles de rang. Elle a reçu plus d'une fois la fameuse prime de monsieur !'Inspecteur du Département de l'instruction publique. Cela est important pour elle tant au point de vue professionnel que sur le plan pécuniaire. Quand on gagne, en effet, cent cinquante ou deux cents dollars par année, une prime de 20 dollars, c'est un mois de salaire.


Ma mère est une femme volontaire, forte physiquement et moralement. Elle a toujours dit que le mariage avait été pour elle une bonne chose, qu'elle était plus en santé après qu'avant. Mes parents vivront leur belle aventure durant 56 ans.


Des débuts difficiles


En se mariant, Claire Legault et Jean Lavigne veulent s'établir à leur compte. Commence donc une période de recherches ponctuée de fréquents déménagements. Un chose est stable dans ce temps de changements, c'est le rythme des naissances. Mariée à 30 ans, à un âge où, dans ce temps-là, on était vieille fille, ma mère aura sept enfants. À chaque déplacement, les cloches de l'église sonnent pour annoncer la venue d'un nouveau bébé dont les dates de baptême jalonnent maintenant la mémoire de la vie familiale.


3 Robert Prévost : Les Legault et les Deslauriers, La Presse, 13 février 1993.

1918 À Lachine, naissance d'un premier enfant. Leur petite fille s'appellera Jeanne-Claire. Chacun des parents lui a donné son prénom.

1919 Naissance de Roger à Mont-Tremblant village, au lac Mercier) où Papa avait acheté son premier magasin général.

1920 Naissance de Lucille à Hawkesbury. La famille s'y installe après avoir

vendu le magasin de Mont-Tremblant au frère de Papa, Romain, qui devait passer toute sa vie au lac Mercier.

1921 Naissance de Félicienne à Lachute où la famille était revenue.

1922 Naissance de Thérèse à Lachute avant de déménager définitivement à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson où nous avions fait iiacquisition du magasin général Lajeunesse.

1924 Naissance de Guy, à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson.

1925 Cette année marque ma naissance à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson où la vie de mes parents se déroulera jusqu'au 2 août 1973 pour ma mère, et jusqu'au 25 mars 1974 pour mon père.


Les Lavigne, père et fils, des marchands généraux


Des débuts difficiles, les Lavigne viennent d'acheter l'ancien magasin Lajeunesse.
Des débuts difficiles, les Lavigne viennent d'acheter l'ancien magasin Lajeunesse.

Si, du côté de ma mère. nous allions chez les oncles et les tantes, les Legault, les Pesant, Les Lalande, établis sur de bonnes terres à Saint­ Hermas, même si mon arrière-grand-père, Jean­ Baptiste Lavigne était cultivateur, notre famille a grandi dans l'atmosphère bien spéciale et vivante du magasin général. Je nous revois, le dimanche après­ midi en promenade à Lachute, dans le magasin de grand-père Euchariste Lavigne ou bien à Mont- Tremblant dans celui de notre oncle Romain au lac Mercier et tous les jours, chez-nous, à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson.


Retenons que mon grand-père a tenu magasin général à Lachute de 1886 à 1936, soit 50 ans. Pour sa part mon oncle Romain a tenu son magasin durant 35 ans de 1920 à î 955 et mon père, durant 52 ans. Durant une quinzaine d'année le père et deux de ses fils ont donc tenu magasin général.

Comment on achète un magasin


Ce n'est pas par les annonces classées que mon père devient, le 21 septembre 1992, le propriétaire du magasin général Lajeunesse de Sainte-Marguerite-du-Lac­ Masson, ni par un agent d'immeuble. C'est grâce à M. Balthazar, un commis voyageur à l'emploi de la maison de grossistes en épicerie Laporte, Hudon et Hébert. Son travail, en effet, le conduit d'un magasin à l'autre. Au cours d'une conversation, à Lachute, au magasin de grand-père, il parle des intentions de Charlemagne La jeunesse de vendre son commerce à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson. Trois ans plus tôt, ce M. Balthazar avait joué le même rôle dans l'achat de notre premier magasin au Mont-Tremblant. Il amènera, 25 ans plus tard, mon frère Guy a se rendre à LaSarre en Abitibi où un commerce est à vendre... cette fois, cependant sans qu'intervienne la transaction.


Notre nouveau magasin est situé face au lac Masson, sur le lot 67 du ee rang qui porte maintenant le numéro 25 du même rang. (4)


Prise de possession


Le contrat est donc passé le 21 septembre 1922, mais il stipule que la prise de possession ne pourra se faire que «le premier mai 1923 ou avant cette date, suivant la faculté du vendeur.» Dans les faits, dès l'automne 1992, la famille Lajeunesse quitte Sainte-Marguerite. Mon père s'y installe et ma mère le rejoindra un peu plus tard avec les quatre enfants. Voici comment maman raconte son arrivée : «Je venais tout juste d'avoir notre cinquième enfant, Thérèse qui ne devait vivre que quelques jours. C'était presque l'hiver et il faisait déjà noir quand nous descendons du train, Jeanne-Claire, Roger, Lucille, Félicienne et moi. M. Frédéric Brière nous attendait et nous invite à monter dans une grande voiture tirée par deux chevaux. Il y avait cinq milles à faire et ça me semblait long Les enfants, malgré les grosses fourrures avaient froid.


En montant la côte du village, il lui dit: «Il reste pas mal de chemin à faire, en bas de la côte, il faudrait bien s'arrêter pour bouger un peu pis se réchauffer.» Arrivé là, tout le monde descend... Mais déjà mon père est là les bras grands ouverts qui court vers eux... On était rendu ! Monsieur Brière avec son caractère jovial avait par son tour, souhaité la plus belle des bienvenues à la nouvelle famille en ce milieu inconnu.»


Ma mère gardera toujours en mémoire cette belle surprise et cet accueil rieur.

M. Brière sera toujours pour elle un grand farceur sympathique. D'autant plus que cet instant réunissait la famille entière dans le milieu où allait désormais vivre et s'épanouir sa petite famille.



4 L'édifice a été transformé et est maintenant devenu le Bistro à Champlain. C'est là que se tiennent habituellement les réunions de la Société d'Histoire de Sainte-Marguerite et de L'Estérel.

Une chaîne de titres


En achetant le magasin et la maison de M. Joseph Alexandre Charlemagne Lajeunesse, mon père devenait le quatrième propriétaire de cet emplacement dont la chaîne des titres depuis la fondation de Sainte-Marguerite se déroule ainsi :


Le 8 septembre 1864, le lot 67 est acquis et patenté par l'honorable Édouard

Masson.

Le 18 octobre 1865, l'honorable Édouard Masson le vend à Charles Lajeunesse.

Le 28 septembre 1898, Charles Lajeunesse le vend à son fils Joseph

Alexandre Charlemagne Lajeunesse.

Le 21 septembre 1922, Joseph Alexandre Charlemagne Lajeunesse le vend à

Jean Euchariste Lavigne.


Cette propriété devait être acquise, le 11 mars 1974, par le or Champlain Charest et le célèbre peintre Jean-Paul Riopelle. Grâce au respect et à l'amour des choses anciennes, ces nouveaux propriétaires ont su mettre en valeur la maison et le magasin centenaires pour en faire le haut lieu de la gastronomie et des vins qui fait la fierté de son propriétaire actuel, le D1 Champlain Charest, et de toute la région.5


En relisant les contrats


Dans le contrat de vente du magasin à mon père, je retiens, sous la rubrique DÉCLARATIONS, l'obligation de verser une «rente annuelle constituée de quatre dollars (4.00$) au capital de soixante-six dollars soixante-six cents et deux tiers (66.66 2/3$) payable à dame veuve Joseph-Édouard Masson, de la Seigneurie de Terrebonne, ou à ses représentants».


Cette rente remonte au premier contrat entre l'honorable Masson et Charles Lajeunesse. Un peu avant la Confédération, en 1864, le fils du Seigneur de Terrebonne avait, en effet, acquis du gouvernement du pays (le Canada Uni) plusieurs acres de terre à coloniser. Sur ce contrat, donc, enregistré le 24 octobre 1865 sous le numéro 14034, vol. 24, Rég. A, apparaît cette obligation de payer, à la Saint Michel de chaque année, la rente de 4.00$ qui incombera par la suite aux propriétaires subséquents.



5 Son propriétaire s'est vu octroyer un titre très convoité (il est le seul à l'avoir au Canada) : le

«Grand Award» du Wine Spectator. Sa cave, en effet, est comparable à celle des grands restaurants de France et une des plus belles en Amérique du Nord.


Son sommelier, François Chartier, se mérite, à la fin de 1994, le titre de meilleur sommelier du monde lors d'un concours international de dégustation des vins et spiritueux français où participaient des candidats de 26 pays. Pour information, le concours touchait la présentation des vins, le service des vins, la reconnaissance des vins et la mariage des vins et des plats.

Cette utilisation d'une date de fête religieuse dans un contrat notarié m'étonne. Quand donc est la fête de la Saint-Michel? En continuant mes recherches dans les vieux papiers, je devais trouver ma réponse à deux sources. En 1942, sur réception d'un compte daté du 23 septembre, mon père demande aux administrateurs de la succession Masson, les notaires Leroux et Leroux du 10 est rue Saint-Jacques, à Montréal, de payer, en une fois, le total de l'obligation. li reçoit une réponse affirmative, signée par le notaire Lionel Leroux : «Pour votre gouverne, la réclamation de la succession contre vous s'élève, en capital, à la somme de 66 dollars et 66 cents, plus intérêt à 6 pour cent, depuis le 29 septembre 1941 au 29 mars 1943, soit six dollars». Un première source me dit donc que la saint Michel est le 29 septembre.


Le vieux paroissien romain datant de 1904, rempli de cartes mortuaires et d'images religieuses ayant fait les beaux dimanches de ma mère m'apporte la confirmation : le calendrier des fêtes religieuses, à la fin du missel, marque bien : le 29 septembre, fête de saint Michel Archange.


Le magasin général, une nécessité d'époque


Quand Jean Lavigne arrive à Sainte­ Marguerite, c'est la vie rurale dans toute son acception : les chemins sont de gravier, les trottoirs de bois, il n'y a pas d'électricité6, comme plusieurs dans le village, la marchand général a son poulailler au bout du terrain. On voyage alors par nécessité, rarement par plaisir, le plus petit déplacement est laborieux, il faut donc fournir sur place toutes les marchandises dont les gens peuvent avoir besoin.


Le taxi en voiture tirée par des chevaux


Mon père au travail. Mme Catman.
Mon père au travail. Mme Catman.

Voyager en direction de Sainte-Lucie, de Saint-Donat ou de Rawdon n'était pas facile. Ma soeur Lucielle qui, en 1936-1937, fut pensionnaire au couvent de Rawdon, peut vous en dire quelque chose! Le trajet, surtout pour revenir et retourner aux vacances de Noël et de Pâques (les seuls congés où les élèves pouvaient revoir leur familles) était une véritable expédition.

6 L'électricité ne fera son apparition qu'en 1924

M. Wilfrid Grégoire tenait une maison de pension. Heureusement, sa fille Gertrude fréquentait la même lnstitution et les parents avaient fait des arrangements ensemble pour le transport. M. Grégoire allait donc chercher les filles à Rawdon et apportait les chaudes «couvertes» de fourrure et les briques à chauffer qui pouvaient devenir nécessaires pour assurer le confort des joyeuses couventines. À Cherseyl on arrête pour se restaurer, puis on reprend la route en admirant la nature de chez soi... Au Lac-des­ Îles. Monsieur Frédéric Brière, dont j'ai déjà parlé. prenait la relève de M. Grégoire qui, aller retour, avait consacré presque toute sa journée à aller chercher les filles. Quelle joie de voir arriver la grande soeur : pour Lucille comme pour nous, c'est le type d1expérience dont on se souvient toute la vie... Peut-être surtout des départs qui étaient tellement plus tristes...


De la collection Huguette Lavigne : une illustration du taxi de luxe Jean Lavigne, marchand général; Wilfrid Gauthier1 boucher (père de Réal); M. Lussier, curé de 1937 à 1944; Alphonse Gauthier, sans doute maire à ce moment-là.
De la collection Huguette Lavigne : une illustration du taxi de luxe Jean Lavigne, marchand général; Wilfrid Gauthier1 boucher (père de Réal); M. Lussier, curé de 1937 à 1944; Alphonse Gauthier, sans doute maire à ce moment-là.

Le train


Il y avait bien le train du Nord qui partait de Montréal en direction des Pays-d'en­ Haut et passait, depuis 1892 environ, à la station dite de Sainte-Marguerite-du-Lac­ Masson, mais qui était à 5 milles du village et était dans les faits située à Sainte-Adèle. S'y rendre n'était pas si facile ! En hiver, les chemins ne sont pas déblayés, la neige y est empilée par un gros rouleau pour que les voitures puissent y glisser et les chevaux ne pas trop caler. En 1931-32, je me rappelle avoir vu M. Frédéric Longrine passer le rouleau.


L'automobile


L'arrivée de l'automobile devait, en été, faciliter les choses. Mais si, d'aventure, on devait aller à Sainte-Adèle, on rencontrait la côte de la Gare1, omni présente, dangereuse à l'extrême. De plus, elle était si abrupte que selon mon père, les premières automobiles devaient la monter «à reculons»8. Enfant, dans la Dodge 1930 à large marchepied, qui servait à la fois de voiture de livraison et de voiture de promenade surtout en été lors de nos sorties dominicales, nous encouragions tous les efforts visibles de Papa qui réussissait immanquablement à franchir, cahin caha et de plus en plus lentement, les soixante derniers pieds du haut de la côte de la gare. On se demandait toujours s'il y parviendrait, aussi se gagnait-il toute notre admiration pendant que nous retenions notre souffle.


En bref, quand on choisit de demeurer à Sainte-Marguerite-du Lac-Masson, entre 1922 et 1935 surtout, il est impossible de compter sur personne d'autre que nous. Impossible de compter sur les gens de l'extérieur, les moyens de transport ne le permettent pas. Les gens sont solidaires, se rendent des services. cette communauté n'a pas de choix, elle doit être tricotée serrée. C'est dans ces conditions que Jean Lavigne s'efforce d'offrir, dans son magasin général, toutes les marchandises dont les villageois et les cultivateurs peuvent avoir besoin.


Le magasin général J. E. Lavigne


J'ai une mémoire précise de notre magasin depuis 1930, alors que j'avais 5 ans.

Le magasin contient dans sa partie habitée, chaleureuse et chaude en hiver, les marchandises le plus souvent demandées et celles qui gèlent par temps froid. Mais le

«back store», le grand hangar les deux pièces au-dessus du magasin et la remise à grains, en contiennent bien davantage : le magasin ne serait pas un vrai magasin général sans les marchandises lourdes, encombrantes ou saisonnières qu'abritent les dépendances. On peut tout se procurer au magasin général.


7 Cette côte, souvent appelée maintenant /a côte de /'Alpine a subi bien des transformations. Que de fois on a adouci, redressé transformé cette côte qui devient encore en hiver un véritable cauchemar. Même l'été dernier le Journal des Pays-d'en-Haut déclarait en manchette dans son édition du 10 août 1994 : «La Côte du Alpine, un danger pour les automobilistes. Les accidents se multiplient». Cette fois, il s'agit du danger créé par les travaux qui n'en finissent pas. Même améliorée, cette côte restera dangereuse.


8 Marcel Lecault me confirme ce fait.

Au magasin général, on trouve de l'épicerie, des produits pharmaceutiques, de la papeterie, des bonbons à la cenne dans son show-case, de la quincaillerie : peinture et dérivés, tuyaux, clous, vis, broche à clôture etc., de la lingerie de maison : draps, couvertures de finette et de laine, de la chaussure de travail et des souliers et bottines de toilette, des vêtements (on les annonce sous le nom de hardes sèches ou de marchandise sèche), des engrais, du foin et beaucoup d'autres choix.


De plus, dans notre réserve personnelle, il y a toujours un surplus de glace et de charbon pour accommoder le client, ce qui, c'est évident, ne fait pas le bonheur de mes frères Guy et Roger qui aident au magasin.


Le magasin général de mes souvenirs Remarquer la porte réservée à la banque.
Le magasin général de mes souvenirs Remarquer la porte réservée à la banque.

 

Mon père est heureux dans tout ce méli-mélo de marchandises. Lui, si maladroit pour tout ce qui s'appelle bricolage et menuiserie, est investi dans ma tête d'enfant, de tous les talents de prestidigitateur dans son magasin. Je le vois encore enjamber les comptoirs, tailler des vitres avec un diamant, déchirer les tissus à la verge, dans le sens du fil, verser sans entonnoir la mélasse dans les cruches, additionner ses factures avec la rapidité qui est à peine égalée par nos calculatrices actuelles.


À marchandises variées, gestes multiples et différenciés.


C'est la multiplicité des gestes qui frappe quand on étudie la fonction d'un marchand général. Il n'y a à peu près pas de marchandise pré-emballée. Le sucre, la cassonade, les farines, les légumineuses nous arrivent dans des sacs de coton ou de

jute qu'on vide, à mesure des besoins, dans des barils de bois, sous le comptoir ou dans les compartiments du coffre-banc. Les épices le plus souvent utilisées, le clou, la cannelle, la muscade, sont transvidées dans des tiroirs le long du mur. Avec de vieux journaux, on enveloppe la vaisselle, les objets coupants, les boites d'oeufs, tout ce qui est fragile! Puis on emballe, aucun plastique, tous les sacs sont en papier brun. Dans tout magasin, il y a une bobine de corde dont le fil descend du plafond au comptoir, à portée de la main pour attacher les sacs. On pèse au fur et à mesure, et on attache. Jusqu'au jour où apparaît un nouvel appareil : le distributeur de papier gommé... Quelle merveille! Ensuite on écrit la facture.


Un système comme celui-là fait que le marchand ne peut qu'être débordé si plusieurs clients se présentent en même temps. Mais, je ne sais par quel hasard, les gens se répartissent dans le temps. Une exception toutefois : le dimanche midi, après la grand-messe, c'est la vraie cohue! Les habitants des rangs font d'une pierre deux coups : ils attachent leur cheval dans la cour du magasin général et, après la messe, ils entrent pour leurs achats, au grand scandale, selon mon frère Roger, des prédicateurs de retraite qui y voient un accroc au respect du jour du Seigneur et prédisent les pires catastrophes...


Les changements de saisons


Outre la manipulation quotidienne, les changements de saison entraînent bien du

«bardi-barda». Je pense aux vêtements, aux chaussures, aux articles de chasse et de pêche qu'il faut entreposer au deuxième, aux tonneaux de mélasse à déménager au chaud dans le magasin pour pouvoir la tirer en hiver. Et que dire des chars de pommes de terre du Nouveau-Brunswick, du charbon acheminé par wagons du Pacifique Canadien. Arrivés à la gare, les wagons sont rangés sur une voie d'évitement. Marcel Lecault se rappelle avoir transporté ces marchandises attendues avec son père Camille, au moyen de voitures tirées par des chevaux. Les pommes de terre sont descendues dans la cave d'où on les monte selon la demande. Au printemps, quand elles «retigent» trop, c'est la famille qui les mange. Dans une maison bien organisée, rien ne se perd.


Vraiment, rien ne se perd


Aussi bien à la maison qu'au magasin, rien ne se perd. Ainsi je pense aux vitres. Il y a, à l'occasion, des défauts de fabrication dans les vitres : des bulles, des distorsions dans le verre ou encore comme une pellicule laiteuse en surface. Pas question de les retourner! Papa les offrait pour des carreaux d'étables ou nous les refilait à la maison. Ces vitres défectueuses, héritage du passé, se retrouvent encore aujourd'hui dans la maison du Bistro à Champlain comme dans celle que mon père a achetée pour ma soeur Félicienne et que j'habite encore durant l'été. J'entends encore ma mère Claire dire : «Jean, cette fois-ci, donne-moi une bonne vitre.» C'était sans doute pour une fenêtre par laquelle nous regardions souvent I Ainsi, nous risquions souvent à la maison, d'hériter d'un produit qui ne pouvait pas facilement être vendu...

Des marchandises, ...des us et coutumes et des jeux...


Quelques marchandises retiennent mon attention. Particulièrement parce qu'elles reflètent les us et coutumes du temps et me rappellent les plaisirs de mon enfance.


Même s'il n'est pas boucher, Jean Lavigne vend des denrées périssables: des briques de lard salé, de la morue salée et séchée, des poissons congelés, du beurre qui nous arrive dans de solides caisses de bois. Aussitôt reçu, en toute hâte, il propose aux clients son poisson. Et pour cause... Son congélateur, jusqu'en 1940, c'est une simple remise froide qui suit les fluctuations de la température. Et dire qu'à la maison on conservait toute la cuisine des fêtes de la même façon !


En 1930 et 1940 il est de bon ton d'offrir en cadeau des boîtes de papier de correspondance. À défaut de se voir, les gens s'écrivent. Les cartes et les feuillets au ton pastel sont bordés de dorures; c'est assez joli ! Il y a aussi du papier blanc et des enveloppes encadrées d'un trait noir, pour souligner les mortalités, un peu comme les cartes mortuaires du temps, avec photo.


Vous vous souvenez de la publicité à la radio, dans les revues:

«Le rhume n'atteint guère Qui emploie le sirop Lambert»!

Jean Lavigne en vend et bien d'autres sortes de médicaments, de même que les pilules rouges pour les femmes pâles et faibles et plusieurs sortes d'onguents. En haut, sur le dernier rayon, question de ne pas se tromper, des remèdes pour les chevaux !


Sur les tables, selon la saison, des sandales, des souliers, des bottes, des par­ dessus, des «rainettes»9ou des «claques». Sous l'appellation «marchandises ou hardes sèches», traduction boiteuse de «dry goods», Jean Lavigne vend des vêtements de toutes sortes, depuis les combinaisons Penman 90 jusqu'aux dessous féminins qui n'ont rien d'affriolants; depuis la lingerie de maison jusqu'aux tissus à la verge qui souvent remplacent le tout-fait parce que plus économiques. Et les femmes cousent, cousent...


Des plaisirs d'enfant


Enfant, ce qui m'attire plus que n'importe quoi, c'est le «show case» à bonbons où sont alignés des bâtons forts, des lunes de miel, des balais et des cochons de guimauve blanche recouverte de chocolat. De ces bonbons à la cenne, nous pouvons nous servir à notre gré et, ma foi, je n'ai pas mémoire que nous ayons beaucoup exagéré! Mais l'accès aux barres de chocolat à 5 cennes nous était interdit en principe... Mais si, tournant autour de mon Père, j'attendais le moment propice pour, toute timide, lui en demander une, je ne me souviens pas qu'il me l'ait refusée !


9 Rainettes, peut-être de l'anglais rain. Bottes courtes en caoutchouc que les femmes portent par­ dessus leurs sopuliers, les jours de pluie.

Quel travail exigeant que d'empiler en carrés, selon leur catégorie, les sacs de blé, d'avoine, de son, de farine, de même que les sacs de grain pour les animaux... Enfants, nous nous amusions follement à jouer à cache-cache entre chaque section et même à l'étage.


Moins lourds peut-être, mais encombrants, les ballots de foin ! A la fin de l'été, quand ils sont défaits, c'est la fête ! Nous tassons en meule ce qui en reste, et, du haut du poulailler, nous sautons carrément dans le tas. Belle sensation ! Plus tard, la place est prête pour le foin nouveau. Parlant de foin nouveau, il me vient une anecdote:


Un jour d'automne, on est en train d'engranger le foin, au magasin général Lavigne. Mon Père reçoit un téléphone. La police est dans la place, à la recherche de ceux qui ont du gibier chez eux. Du gibier...Ni un ni deux, il enveloppe le chevreuil dans un drap. Hop! entre les ballots. La police fouille chez le forgeron Aveline, à deux pas du magasin, mais pas chez nous. Mes parents ont toujours crû qu'il y avait eu confusion entre les noms Aveline et Lavigne... On ne saura jamais.


Mais il n'y avait pas que nous qui étions tentés de trottiner dans les remises et les greniers parmi les grains et tant d'aliments tentants... Plus tard, j'ai compris pourquoi nous avions tant de chats...


Des meubles qui nous parlent


Parmi les meubles qui nous parlent dans nos souvenirs d'enfance, le premier est le comptoir. Là où mon père sert le plus souvent ses clients, où il emballe la marchandise et perçoit son dû, le comptoir est incurvé par ses gestes répétitifs dont l'usure demeure, creusant leur sillon à travers les ans. Vers la fin de sa vie, je le taquinais en lui disant :

«C'est là que vous avez ramassé tout votre argent!». Mon Père souriait tout simplement; son magot n'était pas tellement gros! Ce comptoir, j'ai vu qu'il éta.it beau, une fois que

M. Champlain Charest l'eût nettoyé et astiqué, ma.is je l'ai toujours aimé.


La chaise de bureau, en bois, banale mais solide, adossée au comptoir fait partie de nos souvenirs d'enfants. 1ndispensable quand les clients essaient des chaussures ou prennent leur souffle, elle était toujours le lieu central qui taquinait notre curiosité. En 1937, au retour de l'école, à quatre heures, je vois toujours monsieur A. Fernet, un amputé de guerre de 1914, assis au beau milieu du magasin. Il en suit le va-et-vient et cause. La chaise de bureau, c'est sa place réservée. Les autres peuvent toujours s'asseoir sur le coffre-banc.


Le coffre-banc


Il a toute une signification ! Il illustre bien l'atmosphère du magasin général et la vie au magasin en 1925, 35, 45. C'est un coffre à compartiments. Si on lève successivement les couvercles, on y trouve de la farine de blé, d'avoine, des pois, du

maïs, des haricots (des fèves pour faire des «bines»). C'est propre et fonctionnel . Tellement fonctionnel que c'est aussi un banc. On vient là s'asseoir, piquer une jasette, chercher la nouvelle du jour, sonder le terrain en temps d'élection, vérifier une rumeur, tirer les vers du nez et écouter la lecture de La Presse, le soir après le souper. La

«malle», comme on dit, arrive en début de soirée. M. McGuire «la moustache», de la Petite rue (rue des Lilas) se rend au bureau de poste que tient Madeleine Chartier, à l'hôtel Chartier.. et attend que le guichet ouvre. Puis, au magasin général, c'est la lecture des nouvelles. Les grands procès attirent plus de monde que d'habitude; c'est comme un roman-feuilleton qui se poursuit de jour en jour. Il me semble que, dans ce temps-là, La Presse racontait ces événements dans les menus détails. Parfois, la soirée se termine par des histoires et si, par hasard, nous flânons au magasin, mon Père dit, d'une voix bien brève : «À la maison I ».


Le McCasky et la gestion des comptes


Le McCasky est une pièce d'époque absolument nécessaire dans un magasin. Il évoque bien des sueurs et des inquiétudes de la part du marchand et des clients. On l'appelle ainsi sans doute du nom de la marque de commerce de l'appareil. Il sert à ranger les comptes, en ordre alphabétique, sur des panneaux amovibles que l'on tourne de bas en haut et inversement. Ainsi, les comptes sont faciles à consulter. J'ai vu le même appareil chez les autres marchands du village. En 1936, Jean Lavigne met de côté son petit McCasky pour utiliser celui de grand-père, qui vient d'abandonner son commerce. C'est une pièce d'autant plus importante que, pour vivre , le marchand doit obligatoirement faire crédit. Les gens «font marquer». C'est la coutume. Même les touristes, locataires de longue date ou propriétaires, «font marquer». Ils épousent les habitudes du patelin. De façon générale, seuls les inconnus paient comptant.


Jean Lavigne gère ses comptes d'une façon bien particulière. C'est la technique des «comptes pliés». Je m'explique. Quand les factures s'accumulent et qu'un clien t a du mal à payer, Jean Lavigne conclut une entente avec lui. Il ouvre un nouveau compte et celui-là doit être acquitté régulièrement. Quant au vieux compte, on l'oublie pour un temps. Il est plié (voilà la technique du «compte plié») et placé sur le nouveau, en attente de jours meilleurs. Le moral de chacun est sauf. Habituellement, tout se régie l'été. Mais pas toujours...


Mon père n'a pour toute distraction que les assemblées du Conseil municipal et de la Commission scolaire. Ceux qui lui parlent de leurs problèmes, de leurs espoirs ou le font simplement rire, trouvent une oreille attentive et des liens de sympathie s'établissent. Pour eux, il va parfois jusqu'à plier un deuxième compte et en commencer un troisième. Même s'il appréhende le pire, Jean Lavigne est homme timide, toujours gêné d'exiger son dû. C'est à ce moment que maman entre en scène. Claire Legault, l'ancienne maîtresse d'école, est volontaire. Je l'entends dire: «Tu n'es pas raisonnable, Jean. Le compte est trop élevé. Il ne réussira jamais à le payer. Et puis, il est toujours à côté!». L'argument suprême venait d'être lâché! «À côté», c'était l'hôtel Belmont et

c'était tout dire ! C'était dru et à point. Mon père se taisait. Peut-être venait-il de recevoir toute la motivation dont il avait besoin pour intervenir? Peut-être aussi, le connaissant comme nous le connaissions, était-ce de l'eau jetée sur le dos d'un canard?


Pas un meuble, mais un accessoir essentiel


Outre les meubles, il y a, dans le magasin, un objet que nos yeux d'enfants trouvaient répugnant: le crachoir. Mais il était vraiment important. Les clients fumaient alors beaucoup, chiquaient énergiquement et crachaient tout autant... Il le fallait, le fameux crachoin. Ce n'est que vers 1935 qu'apparut dans certaines places publiques (les gares, par exemple) l'affiche «Défense de cracher. Amende 20$.». Mais l'habitude ne se perdit pas très facilement...


Les maisons «de gros»


Les places d'affaire des fournisseurs du magasin général, de 1922 à 1970, sont, presque toutes, situés dans le quartier qu'on appelle aujourd'hui «le Vieux Montréal», rue Saint-Paul, rue Notre-Dame, rue Saint-Gabriel... J'ai maintes fois entendu parler des maisons suivantes:


Greenshield, Hodgson, Racine, pour la «marchandise sèche»;

Letang et Frottingham pour la ferronnerie;

Cassidy pour la vaisselle;

Alfred Lambert pour la chaussure;

Beauchemin et Granger pour la papeterie et les articles de classe.

Hector Lamontagne pour les harnais et attelages de chevaux,

Canada Packers, plus à l'ouest, pour le beurre et les graisses, le lard salé.

Laporte, Hudon, Hébert pour l'épicerie,

Defoy et Legault (plus tard) pour les jouets. Et j'en oublie sans doute.


Ces maisons «de gros» sont représentées par des commis-voyageurs qui viennent, selon le produit, avec des catalogues, de petites valises ou de grosses malles de collège. Ainsi en est-il des frères Paul et Marcel Beaudry, de chez Greenshield. Ils descendent du train, le soir, deux fois par année, à l'automne et au printemps. Un taxi les amène dont le chauffeur rentre leurs deux grosses malles dans le magasin. Ils saluent la famille, avant même de passer à l'hôtel Belmont (ils logent à côté chez Madame Ernest Gauthier).


Je sais que le lendemain, je passerai une bien belle soirée. Évidemment, durant la journée, entre les clients, mon père place ses commandes. Le soir venu, je boucle rapidement mes leçons et devoirs. Les frères Beaudry sont pour moi des marchands de merveilleux. J'ai six ans, sept ans, huit ans. C'est en 1931, 32, 33 ...

Les échantillons se succèdent : blouses, jupes, maillots de bain, serviettes de plage, jeux, jouets, etc. Je suis ravie. J'aime même voir les échantillons de vêtements de travail pour hommes. C'est «la distraction». Je n'oublierai jamais ce plaisir tout simple d'une enfant de marchand général. Il y avait là toute une atmosphère très très chaleureuse, une complicité entre les frères Beaudry et mes parents. J'étais comblée !


Un secret bien inutile maintenant.


Je vais vous révéler un secret, jusqu'ici bien gardé! Jean Lavigne inscrit sur ses produits le prix coûtant et le prix de vente. Pour inscrire le prix coûtant, il utilise un code qu'il appelle faussement, comme tout le monde, sa «marque de commerce». Tous les marchands ont une «marque de commerce», bien confidentielle. Aussi confidentielle que le NIP10 d'aujourd'hui. Mon père avait la même «marque de commerce» que son père Euchariste Lavigne et que le maison Greenshield, Hodgson, Racine. C'était:


S T A N F O R D L Y K pour, selon l'ordre :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 0 et le K servant à la répétition.

Exemple: 2,50 $ = TFY 2 5 0 $ et 2.55 $ = TFK

Lucille, ma soeur, me dit que la marque de commerce de M. Régis Deslauriers, marchand à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, près de la rivière, en bas de la côte du village, dans les années 1920 et peut-être au début des années 1930, était :

C H E V A L N O I R

1 2 3 4 5 6 7 8 9 0


Des relations de solidarité et d'amitié


Mon père, Jean Lavigne, ma mère, Claire Legault ont vécu à Sainte-Marguerite de beaux moments avec leur entourage. Certes, les citoyens ne pouvaient être tous d'accord, surtout en temps d'élection... On a même déjà brûlé un bonhomme de paille devant la maison. Mon père était organisateur libéral du temps de Duplessis. Dans l'ensemble, il y avait beaucoup de solidarité et d'amitié. Ainsi en était-il des marchands entre eux, et de mon père avec ses clients.


Que de fois j'ai entendu mon père dire à un client: «Va donc chez Roch (Roch Gauthier)» ou «je vais appeler chez Roch», quand il lui manquait un article. Et l'inverse était vrai : M. Gauthier faisait de même.


Un jour, on reçoit un téléphone. Les inspecteurs du gouvernement pour la vérification des mesures sont dans les parages. Le premier marchand surpris par leur


10 Le fameux mtméro d'identification personnelle dont nous nous servons dans les guichets automatiques.

visite prévient les autres. Je vois ma mère Claire Legault, pourtant reconnue comme une maniaque de la propreté, courir vers les tonneaux de mélasse et de vinaigre pour y faire le ménage. Elle avait beau y voir, ce n'était pas facile.


Solidarité aussi quand ma mère achète sa viande une semaine chez le boucher Albert Sigouin et, l'autre semaine, chez le boucher Wilfrid Gauthier. Une alternance rigoureusement observée. Par ailleurs, Jean Lavigne, lui-même un bon client de Canada Packers, se procure un quartier de porc ou de boeuf en décembre: c'est soit monsieur Sigouin, soit monsieur Gauthier, qui vient le débiter. Les gens s'aident.


Cette solidarité, voisine de l'amitié, qui anime les marchands, se manifeste aussi par une foule de gestes entre clients et marchands. Le temps de Noël est ainsi propice aux rencontres. Mon père fait passer ses clients privilégiés dans notre salle à manger et c'est «le petit coup de blanc» qui s'avale d'un seul trait. Deux ou trois souhaits, «le paradis à la fin de vos jours», et on retourne au magasin. Ce coup de blanc, selon mon frère Roger, c'est de l'alcool à 90%, baptisé avec de l'eau. Une bouteille en donne quatre. C'est aussi le moment des cartes de Noël. On reçoit à la maison un nombre incroyable de cartes de souhaits, non seulement de la famille et des amis, mais aussi des clients touristes. Ces mêmes clients peuvent compter sur Jean Lavigne en tout temps. Il donne le numéro de téléphone du magasin général (le 10), et si un événement urgent survient, ils sont bien sûrs que le message leur sera fait, si éloignés soient-ils !


Dans l'épreuve, mon père, Jean Lavigne, est présent aux funérailles d'un client, d'un membre de sa famille ou d'une connaissance. C'est Claire Legault, ma mère, ou le commis, qui prennent la relève au magasin.


Je me fais plaisir en vous rapportant un fait vécu, l'histoire du bohème. Elle concerne les trois êtres qui ont vraiment «habité» cette maison et le magasin, au sens le plus complet du terme, mon père, ma mère, ma soeur Félicienne et, évidemment, elle concerne aussi le client:


Vers 1967, vivait dans les bois de Sainte-Marguerite, passé l'Estérel, en direction de Chertsey, un solitaire. Mes parents l'appelaient: le bohème. Ils ne savaient pas son nom. C'était un homme peu loquace. Il montait au village à pied, aux deux semaines, pour ses provisions. Il terminait ses courses au magasin général, et repartait avant que la brunante ne Je surprenne en route. Ma mère s'en inquiétait comme de son fils. Elle craignait que quelque chose ne lui arrive. Qu'il soit malade et seul. Pour Noël, elle offrit un cadeau à son bohème : tourtière, tarte et ragoût de boulettes qu'elle avait cuisinés avec Félicienne. En guise de remerciement, plus tard, il apporta à ma soeur une patte de loup-cervier qu'elle garda un bon moment sur son secrétaire.

Pour gagner sa vie, d'abord répondre aux besoins essentiels de la population résidente.


À cause de l'éloignement, les villageois vivent de leurs besoins réciproques. On compte dans ces années-là plusieurs commerces, plusieurs gens de métier qui, bizarrement, se complètent et s'aident plus qu'ils ne rivalisent. En fait, le plus grand rival de mon père c'est le catalogue de Dupuis Frères ou d'Eaton.


À ma connaissance, en 1930, outre le magasin général J.E. Lavigne, il y a, à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson :


deux bouchers: Albert Sigouin et Wilfrid Gauthier.

deux autres marchands, Roch Gauthier et Régis Deslauriers puis, plus tard, monsieur Labelle,

un forgeron, M. Aveline,

un boulanger, James McGuire et plus tard Olivar Desjardins, un cordonnier, Pierre Desjardins,

une boutique de chapeaux et accessoires de couture, Mme Léger. Tous ces commerces sont situés sur l'actuel chemin Sainte-Marguerite.


Il y a aussi : un garagiste, Euclide Giroux, un barbier, Alex Riopelle, un plombier, Thomas Simard, des peintres en bâtiment : Clarence Fortier et Armand Pilote, des taxis : Frédéric Brière, Alcide Desloges, Roméo Labonté et, plus tard, Alphonse Brière et Arthur Darion, des cultivateurs courageux: Oswald Brisebois, Eugène Denis, René Gauthier, Bernard Groulx, Charles Lacasse, Camille Legault, Léopold Miron, les Landreville, les Mireault, les Ouimet, les Racette...


Tous ces gens vont, viennent, font doucement leur bonhomme de chemin, apportent de l'eau au moulin l'un de l'autre. Il y a de l'argent, mais peu... Les gens sont parcimonieux, prudents. 11 faut souvent vivre sur ses réserves.


Pour mieux gagner sa vie : le tourisme


L'été, les affaires roulent à plein. Le tourisme est éclatant de santé. Sainte­ Marguerite est l'un des villages des Laurentides les plus favorisés, avec son beau grand lac Masson, puis il y a le lac Charlebois, le lac des Îles, les Cascades et une foule de petits lacs qu'il faut savoir découvrir, des lacs cachés au fond des bois.


Il n'est donc pas surprenant que Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson regorge de vacanciers québécois qui reviennent chaque année dans les hôtels et les pensions. Je ne reprendrai pas ici la liste impressionnante des hôtels et des maisons de pension que

M. Bruchési a dressée ailleurs dans ce Cahier mais je veux souligner que le tourisme était l'affaire de tout le monde... Par exemple, des résidents louent leur propre maison, ne se réservant quelques pièces.

Mes amis, les Poulos (James), qui sont à Sainte-Marguerite depuis au moins 1920, ont d'abord loué une chambre chez Mme Camille Le4ault, à la Villa des Pins, pour ensuite louer les maisons de Mme Miron, de Jimmy McGuire, d'Omer Dorian, de Robert Bernatchez et, finalement, acheter celle de l'avocat Beaulieu, sur la colline. Une belle histoire d'amour avec Sainte-Marguerite. Et pas la seule. Des familles entières arrivent ainsi, en juin, dès la fin des classes.


L'église : remarquer les petits pins... Le bord de l'eau chez Comellas en 1932. L'hôtel Belmont et la magasin général de Papa
L'église : remarquer les petits pins... Le bord de l'eau chez Comellas en 1932. L'hôtel Belmont et la magasin général de Papa

Plusieurs touristes propriétaires sont issus de la bourgeoisie canadienne-française de l'époque. Si tous n'ont pas des Château Masson, ils vivent néanmoins dans des maisons secondaires, qui n'ont rien du banal petit chalet. C'est le cas des Potvin, des Bruchési, des Hurtubise, du juge Poirier, des Brisset Des Nos, des Beaulieu, des Thériault, des Payette, des Cléroux... Les Anglais, eux, vivent à l'écart, souvent dans des endroits de rêve, au bord d'un petit lac qui leur appartient. En ce sens, même avant le développement du Baron Empain, Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson a une vocation de lieu de villégiature dont le prestige va grandissant.

La population double ou triple en été. Le magasin est très achalandé. Malgré les services d'un commis. mon père a du mal à prendre ses repas. Ma mère engage de l'aide à la maison pour pouvoir collaborer au magasin. Le dimanche après-midi, si Jean Lavigne se berce un peu sur la galerie, le seul moment où il peut se détendre, puisque le magasin est ouvert après la messe, il y a toujours quelqu'un qui a un service

«exceptionnel>> à demander; et mon père rentre au magasin. Il faut prendre la manne quand elle tombe. On paie ses comptes. On thésaurise pour les mois difficiles. Bientôt, ce sera l'hiver.

La construction des résidences d'été et la coupe de bois.


La construction des résidences d'été aura été une source importante de revenus pour notre village. Ainsi, en 1930-31, M. Purvis, qui fut le président de la C.I.L., président du Board of Trade et directeur au conseil d'administration du Canadien Pacifique, construit un château près de la gare, à 5 milles du village de Sainte-Marguerite-du-Lac­ Masson. Cela apporte du pain sur la planche et contribue, selon mon frère Roger, à adoucir les méfaits de la crise. Le magasin général Lavigne n'est pas un entrepôt de matériaux de construction, mais il fournit certaines marchandises et, surtout, les gens travaillent, et quand il y a du travail, tout le monde en bénéficie.


Dans les années 1930, monsieur Raymond Pépin fait annuellement des coupes de bois. Notre magasin lui fournit une très grande partie de l'alimentation pour les hommes: beurre, graisse, lard, mélasse, fèves, café etc.. Il fournit le foin et l'avoine pour les animaux et d'autres marchandises propres au roulement d'un chantier. M. Pépin achète le plus possible chez nous et paie à la fin de l'hiver. Tout va bien tant que ça marche...


Mais vers 1933, la crise (11) le rejoint, c'est la faillite; une faillite qui a ses conséquences pour les Pépin eux-mêmes {monsieur Raymond Pépin a une nombreuse famille), sans doute pour les bûcherons et pour plusieurs autres. Chose certaine, ce fut un coup très dur à encaisser pour Jean Lavigne.


Il y a donc entre 1922 et 1935, des revers et des succès, des périodes de travail intense suivies d'accalmies inquiétantes. Jean Lavigne, durant ces années, réussit à rembourser l'hypothéque due à Charlemagne Lajeunesse et à son père. Mais il n'y a de place chez nous que pour le nécessaire. Tout est calculé. Nos parents, qui le désirent fortement, ne savent pas s'ils pourront faire instruire tous leurs enfants.


Une planche de salut : l'arrivée du Baron Empain


Mon père, Jean Lavigne, dira, à sa façon, sa reconnaissance au baron Empain : «C'est le Baron Empain qui m'a mis au monde.» On sait que ce riche industriel belge avait décidé, en 1935, d'investir au Québec et plus particulièrement à Sainte-Marguerite­ du-Lac-Masson.


Il a donc élaboré un projet prestigieux qui impliquait de très gros investissements, et nécessitait une main-d'oeuvre et des compétences importantes. Dès lors, des hommes, voire des familles entières, viennent de Montréal et des environs pour travailler à ses constructions. Une petite communauté belge s'installe ici. Il y a du travail pour tous.


11 Cette période de crise a touché beaucoup de foyers surtout quand la maladie s'en mêlait. J'ai lu que la municipalité acquittait les factures d'hospitalisation des citoyens incapables de le faire. Mais elle exigeait, par la suite, le remboursement. Et, selon cc que j'ai lu, elle talmmait les gens de très près.

Ceux qui le peuvent louent des chambres aux travailleurs étrangers. À cette époque, un supplément de 5 ou 7 dollars par semaine, c'était beaucoup.


Ce qui est forêt devient chantier. En 1936, le Baron Empain commence par percer un chemin en bordure du lac, jusqu'à la pointe, à droite. Suivront l'Hôtel de la Pointe­ bleue, le Bâtiment commercial (aujourd'hui l'hôtel-de-ville de Sainte-Marguerite-du-Lac­ Masson), le Club nautique appelé aussi «Sporting Club», là où se trouve l'hôtel de l'Estérel et le Chalet de ski actuellement I'Auberge-Baron-Louis-Empain.


Il y a parallèlement un développement domiciliaire : les chalets de bois rond, sur la pointe du lac, les maisons du quartier bourgeois près du Bâtiment commercial et celles que les cadres font construire le long du lac Masson: entre autres les maisons de M. Jacques de Brabant, de M. Algrain (un belge), de M. Roland Baillargeon...


Tous ces travaux font que la physionomie du village, de tranquille qu'elle est, en automne et en hiver, devient animée à coeur d'année. Des équipes de travail se relaient. Du jamais vu à Sainte-Marguerite, où les gens ont plutôt l'habitude de travailler à deux ou trois. Quel bouleversement !


La conjoncture familiale


Au magasin général, Jean Lavigne, comme les autres marchands d'ailleurs, augmente et rafraîchit son «stock». À 43 ans, dans la force de l'âge, ayant réussi à surmonter la crise, il est tout fin prêt pour le dé-fi, d'autant que la situation à la maison n'est pas de tout repos. Les obligations pèsent lourd. Pour poursuivre des études au­ delà du primaire, il faut aller en internat. En 1936-37, Roger et Guy vont au Séminaire de Sainte-Thérésa et Lucille, au couvent de Rawdon. Trois enfants en internat, c'est exigeant!


Par surcroît, au même moment, ma soeur Félicienne, alors âgée de quinze ans, est aux prises avec un cancer malin au genou (sarcome). Il n'y a pas d'assurance­ maladie, en ce temps-là Mes parents consultent des orthopédistes réputés de l'hôpital du Sacré-Coeur, les docteurs Samson et Frénette. Ces derniers n'épargnent rien, ils ne calculent pas leur temps. Ils sont raisonnables mais il y a des coûts tout de même, c'est évident. Face à une conjoncture familiale aussi exigeante financièrement, l'arrivée du baron Empain, c'est la bouée de sauvetage! L'essor économique qui s'ensuit leur permet d'entrevoir des jours meilleurs, les oblige à ne pas ressasser leurs préoccupations, le travail est tellement exigeant!


Une journée au magasin


Mes parents redoublent donc d'énergie. Le matin, debout plus tôt qu'à l'accoutumée, Jean Lavigne commence sa journée avant le petit déjeuner, avec la première équipe des travailleurs. Déjà, il est en train de vendre casquettes, gants de

travail, outils, cigarettes etc.. Durant la journée, les commandes sont diversifiées, à cause du surplus de population, des installations que tout ce branle-bas suppose dans plusieurs maisons. Vers 4 heures, on voit, de l'autre côté du petit pont qui enjambe le lac, un flot d'ouvriers revenir du travail. Mon père, lui, vient de recevoir le signal de l'heure de pointe. Sur leur retour, les travailleurs ont tout le temps pour acheter sous-vêtements, «overalls», pantalons. chaussures, chemises, mitaines et bottes. Mon père, aime bien vendre des vêtements de travail et de la chaussure, parce que, disait-il, c'est ce qui paie le plus. Avec ce type de clientèle, il est bien servi. D'autant que les ouvriers passent obligatoirement devant le magasin.


Des nouveautés


Des nouveautés font leur apparition au rayon de l'épicerie. C'est avec les travailleurs du Baron qu'entrent dans le magasin les seaux de beurre d'arachide, de beurre d'érable et de ce que j'appelais de l'écume de con-fiture de fraises. Les Belges, eux, requièrent du café en grains et de la chicorée. Jean Lavigne se munit d'un moulin à café et, dés lors, la bonne odeur du café frais moulu embaume tout le magasin. Une petite anecdote, à ce propos : longtemps après que les Belges furent partis, vers 1970, je revois le moulin à café abandonné dans un coin et je demande à mon père s'il fonctionne toujours. Il me répond : «J'ai vendu le moteur qui était à l'intérieur». Un vendeur-né, Jean Lavigne. Après tout, il était là pour vendre ! Bien des choses m'ont échappé à l'époque du baron Empain. De 1935 à 1939, c'est l'époque où j'ai eu entre 1O ans et 14 ans. Mais je retiens, dans l'attitude de mon père, la réaction du vendeur qui vend et la fatigue envolée devant le fait de vivre plus décemment.


La guerre et le magasin général


En 1939, c'est la guerre. Tous les travaux à l'Estérel sont interrompus. Le magnifique Hôtel de la Pointe bleue est momentanément fermé et le prestigieux Bâtiment commercial sera même, un peu plus tard, «placardé». Les travailleurs de l'extérieur retournent chez eux. Les citoyens ont peur de la conscription. Plusieurs se tourneront vers les usines de munition du plan Bouchard, à Sainte-Thérésa. L'armée, l'aviation occuperont l'hôtel de la Pointe bleue. Quelques officiers, venus avec leur famille, louent des maisons. La guerre, c'est presque indécent de le dire, apporte aussi une certaine aisance.


Mais il y a des problèmes d'approvisionnement.


Les gens, inquiets, ont tendance à fa.ire des réserves. Le gouvernement impose à la population des tickets de rationnement sur le beurre, sur le thé, le sucre. D'ailleurs, le thé vert est introuvable. Les maisons de gros, elles, imposent des quotas aux marchands. Tout cela dans le but d'une répartition équitable. Il y a bien le marché noir mais, par nature, mon père n'y est pas enclin. Il s'y refuse. Et il ne veut pas demander des prix exorbitants à ses clients.

«Durant la guerre, tout se vend»


Ce n'est pas l'argent qui manque; ce sont les produits. «Durant la guerre, tout se vend», disait Papa. On ne peut s'imaginer aujourd'hui une telle rareté. Si les aliments ou objets d'utilité courante sont difficiles à obtenir, à plus forte raison tout ce qui peut avoir une connotation de luxe. Rapidement, dès la déclaration de la guerre, en 1939, les dentelles, le coton brodé, les bas de soie s'envolent et il est difficile d'en racheter.


Et la pénurie engendre un besoin irrésistible d'acheter. Au fond de ses tiroirs, Jean Lavigne a une quantité incroyable de boutons accumulés avec les ans et qui lui viennent aussi du fond de commerce de Mme Léger (la mère de Fernand, agent d'immeubles bien connu dans les Laurentides) qui avait tenu une boutique de chapeaux et d'articles de couture, vers 1930. Une inconnue entre au magasin. Elle regarde les boutons qui sont dans le tiroir-montre, mais, perspicace, elle fait sortir ceux qui sont cachés sous le comptoir et elle rafle à peu près tout. C'était ainsi dans un magasin général. Les marchandises étaient souvent enfouies dans un certain désordre, à cause du manque d'espace. J'ai déniché de la même façon, à l'lle-aux-Coudres, des piles d'assiettes blanches à épis de blé qui dormaient à l'entre-sol, sous les planchers d'une vitrine.


Ainsi, en 1937, quand grand-père Lavigne de Lachute avait abandonné son commerce, ses deux fils, Papa et Romain, lui avaient prêté main-forte pour le sprint

·final. Tout ce qui n'avait pas été vendu, et qui était loin d'être au cri du jour, avait pris le chemin de Sainte-Marguerite et du Lac-Mercier. Ces marchandises démodées ont stagné deux ans, dans une pièce d'entreposage à l'étage. À la fin de la guerre, tout ou presque, était vendu.


"Le ménage est fait", dira Jean Lavigne à la fin de la guerre


À la fin de la guerre, il ne restait presque plus, en magasin, de vieille marchandise. Sauf peut-être des souliers et des bottes de dame en cuir, lacées jusqu'aux genoux, qui plus tard ont fait le bonheur de quelque énergumène en mal de vieilles choses, des gens de Radio-Canada, croyait mon père...


Ainsi, durant la guerre, la population a vécu avec des restrictions de toutes sortes; ce n'était quand même pas un drame, quand on pense à ce qui se passait en Europe.


Du renfort après la guerre


A la fin de la guerre, en 1944, mon frère Guy termine son cours commercial et devient le bras droit de mon père. Il a l'ambition et le dynamisme de sa jeunesse. Ma soeur Félicienne, malgré son handicap (elle a une jambe amputée, suite à sa maladie) est très active. Elle se partage entre la maison privée et le magasin. Au besoin, on engage un commis. Le commerce fonctionne très bien.

La compétition


Toutefois, Jean Lavigne est inquiet. En 1943 ou 1944, à la suite d'une intervention des Oblats de Sainte-Agathe, qui prêchent des retraites de carême et parlent très fort de coopération (c'est le sujet du temps), les gens se regroupent et fondent une coopérative. Ils achètent le commerce de M. Albert Sigouin. Mon père ne sait pas quel type de commerce ce sera et ne voit pas nécessairement la chose d'un bon oeil. Mais c'est le droit le plus strict des villageois de tenter l'expérience. La coopérative a fonctionné quelques années mais peu longtemps. De toute façon, elle n'a pas nui à la bonne marche du magasin. C'était tout simplement comme s'il y avait eu un autre marchand à la place de M. Sigouin.


Vers 1950, les gens se départissent de leur glacière pour acheter des réfrigérateurs. Jean Lavigne doit compétitionner avec des marchands ambulants qui, à l'achat d'un réfrigérateur, donnent en prime du lait en poudre. Le lait en poudre aurait une excellente valeur nutritive. Pour les familles, ce pouvait être pratique et intéressant. Jean Lavigne se jure qu'on ne l'aura pas! Il réduit sa marge de profit et gagne la partie. En fait, il fournira à une bonne partie de la population des réfrigérateurs de marque Roy.


Il agit ainsi pour d'autres appareils ménagers, mais il n'a même pas d'échantillons en magasin. Mme Régina Desloges-Ouimet me raconte qu'en 1948, Papa lui avait fait les conditions suivantes à l'achat de sa première lessiveuse : 1O dollars comptant, cinq dollars par mois.


Le commerce et la société


Le commerce suit évidemment l'évolution de la société. Les gens cultivent de moins en moins la terre. La preuve est faite, malgré le rêve du curé Labelle, que nos terres rocailleuses du Nord ne sont pas généreuses. Mais il reste encore quelques cultivateurs tenaces, entre autres MM. René Gauthier, Bernard Groulx, Léopold Miron, Eugène Denis, qui réussissent à y vivre. Les plus jeunes, qui ont connu un travail plus rémunérateur aux usines de munition, dans la construction, dans les hôtels, abandonnent. Jean Lavigne diminue ou délaisse complètement les marchandises se rapportant à la culture de la terre. Vers 1955, il démolit la vieille remise à engrais qui, elle aussi, comme son contenu, ne suit plus le temps.


Le déclin


Les années 1935 à 1955 ont sûrement été les plus fructueuses de la vie de marchand général de mon père. Pour continuer sur cette lancée, il aurait fallu qu'il change le fonctionnement du magasin. Les raisons qui l'ont fait naître s'estompent : les moyens de transport et les chemins se sont améliorés, les centres commerciaux font leur apparition, les libre-service sont de plus en plus à la mode, les besoins changent, la

compétition devient serrée. Or, mon père a 62 ans. Il conserve une clientèle qui lui permet de vivre. Il n'a ni la force ni les moyens financiers de tout réorganiser.


D'autre part, Jean Lavigne n'a pas de relève. Hanté par son rêve de prospecteur, mon frère Guy délaisse peu à peu le magasin. Il cherche du titanium dans les montagnes aux environs de Sainte-Marguerite jusqu'à Saint-Donat Inépuisable, il part à l'aube, nouveau coureur des bois, avec un petit appareil d'une main et son piolet de l'autre. Son intérêt est bien plus dans la compagnie Laurentian Titanium, avec

M. Salamis que dans le magasin général de son père.


Quand Guy meurt accidentellement en 1961, mon père continue d'exploiter le commerce à sa façon, au ralenti, avec l'aide constante de ma soeur Félicienne, celle sporadique de jeunes commis, et aussi avec la collaboration de MM. Adrien Lépine et Jacques Sigouin qui, dans les moments difficiles, étaient toujours là pour le dépanner. Plusieurs vieux clients reviennent toujours par habitude et par amitié.


A la fin, vers 1970, Achille Goyer, de l'hôtel de l'Estérel, organise des visites au magasin général d'autrefois qui fonctionne encore. Et j'entends quelqu'un dire à mon père : «Surtout, ne changez rien, c'est beau comme ça!» Déjà, le magasin général entrait dans l'histoire. Non, Jean Lavigne n'y changerait rien !


Dernière image de mon père


Durant les dernières années de sa vie, souvent mon père s'asseoit sur un tabouret, une jambe repliée sous la fesse. un cendrier rempli de mégots à ses côtés; il contemple le lac, inlassablement. La cendre de sa cigarette reste en suspens tellement il ne bouge pas. Pense-t-il au passé? Pense-t-il à l'avenir, très court devant lui?


Sa femme, Claire Legault, décédée le 2 août 1973, il reste derrière son comptoir quelques mois encore. Le 14 mars 1974, il vend le magasin à MM. Champlain Charest et Jean-Paul Riopelle. Il meurt subitement le 25 mars 1974, à 85 ans. Il n'aura quitté ni son magasin ni sa maison!

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Charivari


Extrait de «Les Années difficiles» dans le Tome I de L'Histoire du Catholicisme québécois Choix de Mr Louis Forget que nous remercions.


Savez-vous ce que c'était, dans le vieux temps, un charivari? Non ? Eh bien ! je vais vous raconter. Cette coutume «pas catholique» avait cours chez les Canadiens du Bas­ Canada. Elle s'est maintenue jusqu'à 1840, même si elle s'atténua à partir de 1825.


À l'occasion d'un mariage, sortant de l'ordinaire, des habitants du quartier, du village ou du rang où demeurait un nouveau couple, se réunissaient pour faire le charivari. Les exemples les plus typiques se produisaient lors d'un remariage d'un veuf ou d'une veuve avec un conjoint plus jeune et célibataire.


Portant des masques et habillés «à la chienne à Jacques», s'éclairant à la lanterne, utilisant avec un bruit d'enfer des chaudières, des trompettes, des casseroles, des grelots et des sifflets, les charivaristes, souvent plusieurs dizaines, demandaient de l'argent pour les pauvres l!!


On fixait le montant exigé d'après la fortune des nouveaux mariés. Faute de réponse, le charivari se poursuivait pendant quelques heures, puis reprenait tous les soirs jusqu'à ce que le couple, littéralement écoeuré, versât la somme demandée; elle s'élevait parfois à cent livres l Plus l'entêtement du couple durait, plus la pression montait. Les meneurs du charivari passaient des propos grivois aux vociférations scabreuses...


De tout temps, les curés, parfois l'évêque, sont intervenus contre les charivaris. Ils refusaient le plus souvent l'absolution aux coupables jusqu'à ce qu'ils rendent au couple l'argent qu'ils leur avaient malhonnêtement extorqué.


Ces saturnales nocturnes étaient illégales mais les Officiers de la paix ne pouvaient agir sans l'armée; or, celle-ci ne servait pas dans ce genre d'expédition ! La loi n'était pas appliquée.


Le charivari avait la vie dure, la vie de sept chats, mais on finit par s'en débarrasser.


LM-065-33

 
 
 

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